La Chaux-de-Fonds mise sur les forêts comestibles
Le soleil brille, le ciel est bleu, le sol encore légèrement humide. Florian Candelieri me guide dans la prairie du Parc du Paddock : une grande étendue de 5000 m² entourée de hauts immeubles et de villas mitoyennes, où une rangée d’arbres fraîchement plantés offre une structure et une perspective intéressantes, contrastant avec le monde minéral qui les entoure. On voit encore les traces de substrat et de terra preta, témoins de la plantation participative qui a eu lieu fin octobre 2025. Le paillage, généreux, est tout neuf, tout comme les tuteurs, alliés essentiels de ces grands sujets encore peu enracinés. Une plantation réalisée dans les règles de l’art par le Jardin du Mycélium, en coordination avec la ville de La Chaux-de-Fonds et une trentaine de bénévoles, sur deux jours. C’est ici qu’un des jardins-forêts urbains les plus élevés d’Europe est en train de voir le jour, à plus de 1000 m d’altitude.

Photo : La strate de canopée de la forêt-comestible en cours de plantation. A gauche les plantations de 2025, à droite celles de 2024
Florian et Noémie, parmi les membres les plus actifs des 47 que compte leur association Jardin du Mycélium, portent ce projet depuis longtemps : communication, organisation, coordination avec les autorités, les voisins et les membres. Un savant mélange de terrain et de médiation. Conformément à un principe de permaculture, ils ont commencé petit : grainothèque, vigne, haie comestible, culture de pommes de terre sur gazon, maraîchage. Petit à petit, l’idée du jardin-forêt s’est imposée, jusqu’à lui dédier 3300 m².
Le terrain du Parc du Paddock appartient à la ville, qui joue un rôle clé grâce à son responsable des espaces verts, Edgar Ramel. Personnage essentiel du projet, il apporte dans ses bagages son expérience du sud-ouest de la France — peut-être même quelques graines. Cela explique sans doute le choix des essences plantées : mûrier blanc, mûrier noir, châtaignier, micocoulier, etc. Une palette plus méridionale que montagnarde, mais appelée à devenir de plus en plus adaptée au climat du nord. Elle est complétée par des espèces locales ainsi que par le caryer ovale et son cousin plus connu, le pacanier, originaires d’Amérique du Nord et adaptés à la fois aux hivers froids et aux étés chauds. Bien sûr, on retrouve aussi les espèces fruitières plus communes : pommiers, pruniers, cerisiers. Là encore, un mélange diversifié et ambitieux, gage de robustesse du système. Sur ce sol argileux d’ancien paddock, le défi est de taille.
Un changement de cap nécessaire
Ce projet vise à reconnecter l’humain à la nature — lui rappeler qu’il en fait partie — et l’humain à l’humain. Florian le sait : c’est une goutte d’eau dans l’océan. Mais c’est aussi une graine semée dans le territoire, un exemple à suivre, et ce n’est qu’un début. Depuis des années, il a pris conscience des enjeux environnementaux, d’abord à travers la crise des subprimes en 2008, puis, au fil de ses lectures et recherches, en s’intéressant au lien entre questions économiques et écologiques. Pour lui, jeune archéologue, l’évidence s’impose : il faut changer de cap, à commencer par soi-même. Il arrête donc de travailler, sa vision du monde et de l’argent se transforme, il découvre la permaculture, le troc, les systèmes d’échanges (SEL). Il expérimente de nouveaux modèles. Il se décrit comme un “idéaliste inconscient”, parfois vu comme un “hurluberlu”. Mais n’est-il pas plutôt un pionnier, conscient, éveillé et cohérent ? Les véritables hurluberlus ne seraient-ils pas ceux qui continuent de prôner croissance, technosolutions, globalisation et libéralisme débridé alors que tous voyants sont au rouge, les rapports — GIEC, IPBES, PNUE, NCCS suisse — répètent inlassablement : « Il y a urgence. Il faut agir vite. » Les hurluberlus ne seraient-ils pas ceux qui craignent que les jardins-forêts fassent baisser la valeur immobilière, alors que c’est l’inverse puisque des paysages riches, diversifiés et nourriciers sont une assurance pour l’avenir de notre société.

Photo : la zone de permaculture, grainothèque, haie fruitière où a commencé le projet.
Certains verrous doivent encore sauter. Et des défis restent à relever pour Florian, Noémie et l’équipe : renforcer l’engagement des voisins et des habitants, et tenir sur la durée. Il faut aussi dépasser les clichés : “c’était mieux avant” (alors que l’avenir exige l’adaptabilité), “ça ne fait pas propre” (ce sont des mosaïques de milieux), “il y aura des bêtes dans le compost” (c’est ça, la biodiversité — pas toujours jolie, comme le rappelle Pierre-Henri Gouyon), “les serres, c’est moche” (alors qu’elles sont une ressource précieuse pour un quartier et qu’elles nous offrent des tomates en avril…), “il y aura trop de fêtes” (alors que célébrer, dans le respect de chacun, est le meilleur moyen de consolider un collectif et de tisser des liens).
Une mission : tenir le cap et convaincre par l'action
Toujours est-il qu’il est bien là, ce jardin-forêt, cette “plus haute forêt comestible d’Europe”, comme on a pu le lire dans la presse. Et c’est vrai “Chaux-de-Fonds” comme disent les vrai.e.s Neuchâtelois.es, est l’une des villes les plus hautes d’Europe, durement touchée en 2022 par une violente tempête. Peut-être cet événement a-t-il contribué à faire avancer ce projet, devenu désormais un exemple suisse ? La stratégie communale vise à augmenter le taux de canopée en ville, comme dans nombre de villes helvétiques. Mais vise-t-elle aussi à renforcer la résilience alimentaire, réduire la dépendance aux importations d’énergie et de nourriture, transformer le système alimentaire pour l’adapter aux contextes global et local, augmenter la production locale de plants de pépinière ? Pas sûr… mais cela viendra.

Photo: Florian Candelieri, co-fondateur et co-coordinateur du projet pour le Jardin du Mycélium.
La prise de conscience qui anime les fondateurs et l’équipe n’est pas encore majoritaire. Une ville de 35'000 habitants, largement dépendante des secteurs l’horlogerie et de la mécanique, a l’inertie d’un paquebot, et c'est la même chose dans toutes les régions. Le projet fait ses premiers pas, et c’est l’essentiel : l’action convainc mieux que les discours, lorsqu’elle est menée avec respect et coordination. Le nouveau cap est donné : les neuf premiers arbres du jardin-forêt ont été plantés dès 2024. Le navire est prêt à embarquer de nouveaux passagers, car c’est au fond un bien commun, géré comme un partenariat public-privé, avec une vision à long terme : les plantations se poursuivront jusqu’en 2032. La ville valide et finance chaque année les plants que lui propose le collectif du Jardin du Mycélium; des organisations comme ProSpecieRara ou Pro Natura collaborent au projet. Et les idées ne manquent pas : strates arbustives, semis, chemins, zones non fauchées, haies, tas de cailloux et de branches, corridors biologiques, points d’eau, perchoirs pour limiter les campagnols, etc.
J'en suis certain : le paquebot de La Chaux-de-Fonds est entre de bonnes mains. Son équipage évoluera, le chantier naval transformera sans doute ce géant en une myriade de petites embarcations similaires, plus solides, poussées par le vent, et le voyage promet d’être passionnant.
Prêt à larguer vos amarres, à hisser les voiles ? À embarquer sur un navire existant ? À reprendre la barre de votre propre embarcation, à monter une équipage dans cette flottille, pour échanger, tisser des liens et célébrer chaque saison ?
Contre vents et marées, nous n’avons pas le choix : il nous faut apprendre les nouveaux métiers et les nouvelles façons de s’organiser dont auront besoin les villes de demain, et les jardins-forêts y ont une place de choix, j’en suis convaincu. Bon vent, bonnes plantations !
